Biographie

             Cette biographie a été réalisée en 1994 et revue en 2010. Sa version originale est en vente auprés de l'association "Les Amis de Pierre Chartier".

 

Préface

 

        La reconstitution de la vie de Pierre Chartier, dont bien des aspects restent hypothétiques, s'est étendue sur plus de trois ans tant il a fallu faire des recherches. C'est ainsi que nous avons pu retrouver Anne-Marie Choubry, puis la fille probable du peintre ainsi que des propriétaires d'oeuvres, par une annonce dans un journal de la Marne.

Les archives de Pierre Chartier, recueillies et conservées par René Bourdet, de la Celle-sous-Gouzon, dans la Creuse, nous ont été d'un grand secours.

La mise en valeur des oeuvres et l'initiative des expositions à la Celle, Chambon-sur-Voueize, Aubusson, Guéret, Montluçon, sont entièrement le fait de la famille Grand. De nombreuses interviews ont pu être réalisées en partie grâce à cette dernière.

Une étude graphologique de l'écriture de Pierre et de sa mère a apporté de précieux renseignements sur un homme qui était resté largement inconnu et calomnié dans une partie de sa famille. Nous remercions tous ceux qui ont apporté leurs connaissances ou leur aide.

"Autoportrait" - 1950 - aquarelle (30x23)
"Autoportrait" - 1950 - aquarelle (30x23)

Epernay

 

           Pierre Chartier, né en 1894, était l'aîné de 3 enfants. Jean était né en 1896, et Marguerite en 1898.

Son père, Henri Chartier, grand et bel homme, dirigeait avec sa propre mère la fabrique d'eaux gazeuses et limonades d'Epernay. A la mort de celle-ci en 1903, il reprit seul l'affaire qui était renommée et reçut les éloges d'une revue de la région. La famille Chartier faisait donc partie de la bonne bourgeoisie d'Epernay et jouissait d'un revenu confortable.

Henri, très sportif, avait fait le tour de la Belgique dans sa jeunesse, où il avait rencontré Henri Bouché, le frère de celle qui devint sa femme et la mère de Pierre, Jeanne Bouché. Née en 1870, Jeanne était une très jolie femme. Jeune, elle eut un premier prix de piano dans son école religieuse.

Henri Chartier mourut en 1912 à l'âge de 46 ans d'une grippe. Pierre avait 18 ans. Les deux fils garderont du père le goût du voyage, Pierre en moto, Jean en bicyclette. Ils hériteront probablement de sa gaieté.

La mère, Jeanne, avait repris l'affaire avec son père, Alfred Bouché, en attendant de décider qui de ses deux fils devrait s'investir dans la fabrique. Le choix fut difficile : Pierre ne pensait qu'à la peinture et aux motos ; Jean qu'au latin, à la poésie et au violon.

 

Pierre fut celui qui hérita d'un statut privilégié. Il fit des études supérieures, passa le bac et entra à l'école des Arts et Métiers de Châlons-sur-Marne. Il était promis à une carrière d'ingénieur. Son frère Jean fut désigné pour succéder à sa mère et son grand-père maternel dans l'affaire, ce qui le chagrina énormément. Il ne fit pas d'études supérieures mais suivit une école de commerce. En attendant qu'il fût en âge de diriger l'affaire, Alfred Bouché, père de Jeanne, clerc de notaire de son état, fils de vignerons, fit la transition. Jeanne avait déjà de gros problèmes de santé.

 

Châlons-sur-Marne


         A Châlons, de 1911 à 1914, Pierre avait montré plusieurs qualités. D'une part il était l'excellent caricaturiste de ses professeurs, signait ses dessins "Bij", et laissa ainsi un souvenir ineffable à ses camarades à ce sujet ; il faisait preuve d'un grand humour dont il ne se départit jamais. D'autre part il était très doué en mécanique et se montrait inventif. Il était devenu rapidement un passionné de moto. Il déposa en 1913 à 19 ans, au ministère du commerce et de l'industrie, un brevet d'invention sur la roue élastique pour tous véhicules. Boris Vian proposera un brevet identique en 1955. On voit ici comment Pierre avait mis son humour au service de ses connaissances mécaniques. En 1923 il déposa un autre brevet d'invention sur un moyen de propulsion. En 1938 il obtint la médaille de bronze dans la ville de Saint-Etienne à l'exposition d'inventions et de nouveautés industrielles organisée par l'union des inventeurs de la Loire.

Enfin Pierre peignait depuis 1908. Cette passion ne le quittera plus jamais.

"Jean Chartier" - 1919 - gouache (39x46,5)
"Jean Chartier" - 1919 - gouache (39x46,5)

Au service militaire à Angers

 

            Lorsque la guerre éclata, Pierre avait 20 ans. Il ne partira au service militaire qu'en 1916 à Angers, bientôt rejoint par Jean. Il est évident, d'après les documents existants, que la mère obtint qu'il n'aille pas au front et que son départ au service soit retardé. Ensuite elle fit tout pour qu'il soit réformé.

Elle utilisera ses relations dans la bourgeoisie de la région et son propre handicap ; en effet elle était quasiment paralysée des jambes dès le début de la guerre. Elle mourra en 1928 de cette maladie que personne ne sut nommer, dans des souffrances apparemment terribles. Peut-être s'agissait-il de la sclérose en plaques. Dans ses lettres à ses fils de 1916 à 1918, elle disait souffrir d'arthrite et de névrite.

 

Entre temps, Marguerite, la sœur, mourut le 4 juillet 1916. On ne sait rien d'elle, si ce n'est qu'elle ne fit pas d'études et qu'elle brodait silencieuse, derrière la fenêtre. Elle était très habile de ses doigts. Son frère Jean, qui n'était pas encore parti au service militaire, la retrouva morte au grenier, tombée dans la malle dans laquelle elle cherchait des objets. Jean en garda un souvenir douloureux et désira apparemment garder le silence sur cette mort. On ne saura rien de plus sur ces circonstances.

Les lettres de Jeanne à ses fils, lorsque ces derniers furent tous deux à Angers, ont un caractère très mystérieux concernant une dite maladie de Pierre qui devait servir à le faire réformer ; il y avait une sorte de langage codé entre elle et eux. Pierre aurait eu une maladie de cœur inventée pour la circonstance. Jean racontera de son côté comment l'abus de café aurait joué un rôle dans cette histoire. Il est probable que la mère fera jouer la "maladie" de Pierre, la mort de sa fille, son statut de femme veuve, son impotence pour obtenir finalement la libération de Pierre en 1917 et le versement de Jean dans l'auxiliaire pour lui épargner le front. Pierre, pas plus que sa mère, n'aura un sens patriotique très élevé. Il fera des caricatures contre la guerre et plus tard contre les grands de ce monde engagés dans la course nucléaire.

On dispose d'une photo où les deux frères sont à l'armée avec leurs camarades, Jean en uniforme, Pierre en civil. Cette photo est comme un flash sur leurs attitudes réciproques : l'un apparemment plus soumis et conforme, l'autre rebelle qui, dès qu'il peut, quitte l'uniforme militaire.

"Le grand-père Alfred Bouchet" - 1918 - aquarelle (23x32)
"Le grand-père Alfred Bouchet" - 1918 - aquarelle (23x32)

D'Epernay à Nice et Paris

 

          Pierre travailla dès lors chez un dénommé Domay, à Epernay, pour 180 Francs par mois de 8 heures du matin jusqu'à 7 heures du soir. Ce fut sa première et dernière place, semble-t-il. Pierre décida de son destin à ce moment, avec la complicité de sa mère, puisqu'on le retrouve à Nice dès 1918, escorté de sa tante Marie, pour peindre et y rencontrer des peintres. Il ne sera pas ingénieur, pas plus que son frère ne reprendra l'affaire d'Epernay.

Apparemment la situation financière de l'entreprise était bonne puisqu'elle permit l'escapade de Pierre pendant un à deux ans à Nice. Pierre rencontra Matisse, peignit le peintre italien Boldini dont on ne sait s'il le rencontra personnellement, le comédien Dranem et exposa lui-même ses toiles.

En rentrant à Epernay il se fit inscrire aux Beaux-Arts à Paris. Il y rencontra André Lhote, Picasso, Moïse Kisling, Autral et d'autres.

 

Emmanuel Bénézit qui tint le grand dictionnaire des peintres l'y fait figurer sous le nom de Chartier et sous celui de P.C. Hartier, puisque Pierre avait la fantaisie de signer ainsi ses tableaux dans les années trente.

 

"Boldini à Nice" - 1917 - aquarelle (31x45)
"Boldini à Nice" - 1917 - aquarelle (31x45)

Retour à Epernay

 

Pierre ne resta pas à Paris même s'il y vendit des toiles. A cette époque l'affaire familiale marchait bien. Ce retour, au cours des années vingt, est énigmatique. Peut-être n'avait-il pas le goût de rester dans le monde parisien de la peinture, ou fut-il déçu, ou n'était-il pas très sûr de la considération qu'il devait se porter à lui-même ? Toujours est-il qu'il revint à Epernay chez sa mère. Il n'avait pas loin de trente ans. Ce retour dans la maison familiale, qui constituait un relatif retrait d'une vie professionnelle qu'il avait pourtant choisie, est une marque de son caractère puisqu'il finira ses jours, quasiment inconnu comme peintre, dans une province reculée, davantage par choix que par obligation.

 

Portraits de famille


           Arrêtons-nous quelque peu sur le caractère de Pierre et les relations des deux fils à leur mère.

Visiblement les deux fils avaient hérité des qualités artistiques de la mère. Mais peut-être ne parlaient-ils pas d'art entre eux, puisqu'on ne trouve trace de la moindre discussion artistique dans les lettres de cette dernière à ses fils.

Pierre, apparemment le préféré de la mère, profita de ses faiblesses mais ne la récompensa pas. Il était méchamment espiègle, jetait le missel de sa mère dans la cave lorsque celle-ci encore valide partait à la messe accompagnée de Jean. (Paradoxalement Jean devint complètement athé alors que Pierre eût une position mitigée et ne refusera pas, la veille de sa mort, d'être enterré via l'église.) Peut-être lui faisait-elle des reproches sur le fait qu'il négligeait son avenir. Il était désordonné autant que Jean était ordonné ; il était révolté autant que Jean fut apparemment soumis ; il refusa l'armée, puis le travail. Il dira plus tard, avec humour, quand il sera pourtant dans une profonde pauvreté, que de tous ses anciens collègues d'école, devenus ingénieurs ou commerçants, c'est lui qui avait le mieux réussi.

Une lettre de lui à son frère en 1919 nous donne des éléments sur son caractère. Il y dit qu'il est contre la modération des sentiments et des idées. La modération, écrit-il, sert à tronquer les idées et le plaisir. Il expliquait que ce dernier est d'abord cérébral et qu'il convenait de chercher là le paroxysme et l'outrance. Les seules modérations acceptables ne pouvaient être que corporelles, selon lui. Il y a là quelque part l'influence probable de sa mère.

Jeanne Bouché, celle-ci, était une femme intelligente, capable d'études scientifiques, logique, femme d'action, autoritaire, infatigable, tenace. Elle était généralement conventionnelle, femme de devoir, sans humour, c'est très net dans ses lettres. Il semble que son affectivité était bridée par les principes, le sens de la hiérarchie. Sa spontanéité était étouffée, cachée sous une bonne gestion des affaires de la maison. Généralement d'un grand contrôle d'elle-même, elle pouvait parfois être d'une grande violence. Il était difficile de se faire une place auprès d'elle sans entrer en conflit avec elle. Elle ne se livrait pas à des démonstrations de tendresse, mais elle semblait prête à tout pour ses enfants, elle le montra pendant la guerre.

Dans ses lettres, elle se plaignait de la méchanceté de sa propre mère et avait des mots très durs pour elle. Vis-à-vis de ses fils, elle tendait à diriger leur vie. Ses lettres adressées aux deux fils sont des fleuves de recommandations. On a retrouvé les lettres qu'elle adressait à Jean à l'armée dans les archives de Pierre.

On peut tout à fait imaginer que les fils, qui ont dû compter essentiellement sur leur mère, aient été marqués par son absence de démonstration affective et son autorité, et se soient saisis passionnément de ce qui émergeait de l'iceberg de leur mère, la sensibilité artistique, qu'elle n'a peut-être pas cultivée longtemps elle-même.

Pierre devint aussi marginal que sa mère était intégrée socialement. Il aura autant d'humour que sa mère n'en avait pas. Il sera aussi peu conventionnel que sa mère l'était. Il manifesta son plaisir aussi vivement que sa mère l'avait apparemment anéanti sous les principes. Il fut aussi désordonné et fantasque que sa mère fut une femme d'ordre. Il se sentira aussi peu meneur d'hommes que sa mère fut autoritaire et prétendit tout régenter. Il aura autant de demande affective que sa mère semblait rigide. Bref Pierre était sensible et impressionnable, sa forte réceptivité l'obligeait à des mouvements de retrait pour se protéger, et l'art était le moyen privilégié d'expression de son affectivité.

Jean au contraire, désireux de plaire à sa mère, sera conventionnel en art, d'une affectivité bâillonnée, très sensible à la musique, spécialement à son côté formel, ordonné et relativement soumis au modèle féminin de sa mère ; il manifestera son incapacité, et son opposition peut-être, à s'occuper de l'affaire familiale. C'est lui qui s'occupera de sa mère et l'accompagnera dans ses derniers moments.

"Paysage" -1920 - huile (37x47)
"Paysage" -1920 - huile (37x47)

Dernière période à Epernay

 

           Alfred Bouché, l'oncle, qui dirigeait donc l'affaire de limonades ne parviendra pas à se faire aider par Jean qui devint professeur de violon. Il mourut en 1926 alors que sa fille Jeanne était alitée ; celle-ci s'éteindra en 1928. Les deux fils vendront alors l'affaire. Ils vivront en partie de leurs revenus, au moins jusqu'à la deuxième guerre mondiale.

Pierre demeura à Epernay dans la maison de famille dont il avait hérité. Jean émigra à Nice et acheta une librairie.

Pierre constitua autour de lui un groupe d'amis dans le monde de la peinture : Roger Havrez, Pierre Welch, Serge Gilot, André Pithois. Il eut avec ce dernier, bien plus jeune que lui, des discussions passionnées, mais André sera tué dans la guerre de 39-40 à l'âge de 29 ans.On retrouva des archives de Pierre Chez Pithois.

Il semble que la bonne société d'Epernay ait considéré que ces peintres étaient peu tempérés et peu sages en peinture si l'on en croit les documents de l'époque.

Ces peintres fréquentaient le groupe "Créer" fondé à Reims par le directeur de l'Institut de musique, Pétronio, professeur de violon. Ce dernier, intéressé par tous les arts, ouvrit son institut à des expositions de peinture, et la revue du groupe à la poésie. Par extension, les peintres d'Epernay créèrent une filiale du groupe "Créer" dans leur ville probablement vers 1930, qui va se consacrer à la peinture. Ils exposeront également à Reims chez Pétronio à partir de 1926, et organiseront une exposition par an à Epernay, tradition qui sera conservée jusqu'à nos jours. La soixante-troisième exposition a eu lieu en octobre 1993 avec huit tableaux de Pierre.

A cette époque les liaisons féminines de Pierre étaient innombrables, si l'on en croit les dizaines de lettres de femmes trouvées dans ses archives, de tous âges, de tous milieux sociaux. On découvre même des lettres de sa belle-soeur avec qui il entretint des conversations épistolaires tendres sur des sujets religieux de 1937 à 1939. Ceci laisse penser que Pierre écrivait volontiers.

 

Anne-Marie Choubry

 

Parmi ces liaisons, une paraît exceptionnelle, celle avec Anne-Marie Choubry née en décembre 1913.

Il semble qu'ils se soient rencontrés et fréquentés entre 1931 et 1933. Anne-Marie Choubry retrouvée fin 1990 n'était plus très sûre des dates. Mais elle savait que leur amitié amoureuse avait duré trois ans. Ses parents, fabricants de champagne à Reims, firent de mauvaises affaires après la grande crise et ce fut la faillite.

Anne-Marie Choubry, dite Anne, était inscrite au cours de violon de Pétronio. Elle rencontra Pierre lors d'une exposition de peinture à Reims. En 1931 elle avait 17 ans et Pierre 37 ans. Il y eut entre eux une passion amoureuse platonique, et qui n'en fut, semble-t-il, que plus poétique. Pierre fut ébloui par la beauté, l'intelligence d'Anne. Il en fit l'un de ses modèles favoris "en robe". Il nous a laissé d'elle des portraits d'une grande douceur.

Selon Anne, Pierre s'appelait Hartier et elle ne sut jamais rien de sa famille, de sa vie. Il arrivait par le train d'Epernay, la rejoignait dans la maison de disques où elle travaillait, ou à son cours de danse. Elle l'emmenait chez elle, le fit connaître à sa mère, et posait pour lui. Leurs conversations étaient intarissables et leurs promenades interminables. Anne écrivait des poèmes pour la revue de Pétronio, elle laissa des lettres éblouissantes à Pierre, puisqu'elle lui écrivait entre deux revoirs.

Ainsi nous lisons : « Ami, la plus douce joie hier pour l'enfant que vous aimez, fut votre "Mon petit.." à voix très basse, très chaleureux. L'étoile avenante, l'arbre accueillant, ce clair de lune en ardeur, et tard, notre dernier baiser... m'enlaçant sauvage. »

« Le matin je crois avoir fleuri à l'ombre, telle la force fragile qui me fait vous aimer. Dans la glace, ma figure pâle, vibrante encore, une bouche avivée à travers une chevelure en broussaille et les lueurs toutes neuves des yeux » (sans date).

Quel souvenir a-t-elle gardé de Pierre ? Gentil, discret, doux, extrêmement poli. Il parlait magnifiquement de la peinture.

Lorsqu'elle fut obligée de partir sur Paris après la faillite de ses parents, ils s'écrivirent un peu, puis ne se virent plus. II ne lui proposa jamais de vivre avec lui. Il savait que sa situation financière rendait la chose impossible de toute façon. Anne ne se posa jamais aucune question à ce sujet car l'oposition de ses parents était sans appel.Anne aure une fille sur le tard, hors mariage.

Cette histoire fut celle d'un jardin secret partagé à deux.

Elle publia un seul recueil de poèmes, en 1954, intitulé "Le miroir de la licorne", sous le nom d'Anne Vallauris, chez Seguers.

Retrouvée en décembre 1990, elle a fêté ses 80 ans en décembre 1993. Elle est fantasque, vive, gaie, pleine d'humour, envieuse de plaisirs. Elle a une fille et des petits-enfants. C'est une femme de tête et d'autorité.

"Rêverie" (Anne-Marie Choubry) - 1930 - huile (65x50)
"Rêverie" (Anne-Marie Choubry) - 1930 - huile (65x50)

             On dispose d'une lettre de l'oncle Henri Bouché, le frère de sa mère, adressée à Pierre à la fin de l'année 1936. Henri avait une imprimerie et devait faire face, à Montluçon, aux revendications ouvrières, qu'il supportait très mal. Dans sa lettre, se glissait une inquiétude très forte au sujet de l'avenir de Pierre : la vie sera toujours de plus en plus chère, lui dit-il, les prix vont monter, les revenus de Pierre vont aller en s'amenuisant...Il faut penser à l'avenir. Il suggérait à Pierre de trouver du travail, ce serait chose facile avec les diplômes qu'il avait, et cela ne l'empêcherait nullement de continuer à peindre. Pierre avait 42 ans. Il n'avait exposé qu'une seule fois au salon des Indépendants.

 

Chambon-sur-Voueize : juin 1940 à juillet 1980

 

          Avant de fuir Epernay à cause de la guerre, il aura une liaison avec une femme qui avait neuf ans de moins que lui. Il arriva à Montluçon en juin 1940 chez son oncle Henri. Une petite fille naîtra de cette femme en décembre 1940. Est-elle de lui, est-elle d'un autre ? Sa mère, qui s'était vu interdire par sa famille la fréquentation de cet homme sans situation, restera muette sur le nom du père de l'enfant, même dans ses derniers moments. Sa fille, née de père inconnu, retrouvée en 1990, nourrissait le fantasme qu'elle pourrait être la fille de Pierre. Rencontrée en 1993, elle finira par balayer cette hypothèse.

 

        L'oncle Henri proposa à ce dernier une de ses maisons dans la Creuse à Chambon­-sur-Voueize. Sa tante Marie, veuve depuis 1931, l'accompagna dans un premier temps, puis se fâcha avec lui et alla mourir à Commentry en 1946. Son oncle, toujours inquiet, le poussait à exposer. Il lui organisa même une exposition à Montluçon chez son beau-fils Joussain du Rieu en 1941, ouvrit son journal "Le Centre" à des articles sur sa peinture.

Pierre exposa encore une ou deux fois, garda des relations épistolaires avec ses amis d'Epernay, les vit une fois par an pendant quelques années, puis peu à peu, il prit des distances avec le monde artistique, sans doute aussi par manque d'argent, et se replia totalement sur Chambon. L'héritage s'épuisa, et chose étonnante, il ne vendit pas la maison d'Epernay qui, à cette époque, aurait pu lui apporter quelques revenus. Nourrissait-il l'espoir de revenir à Epernay ?

Peu de gens surent qu'il était un vrai peintre dans ce gros bourg de Chambon. Des marchands venaient parfois de Paris, remplissaient une voiture de toiles, payaient chichement et s'en allaient. Pierre en concevait, au dire de ses voisines, une immense rancune. Il monnaya parfois sa peinture en échange d'un service avec le pharmacien, le médecin, des commerçants. Il peignit un grand nombre de personnes de Chambon, et beaucoup de paysages de la Creuse.

Il s'isola peu à peu. Il se passa là quelque chose d'étrange et d'important dans sa vie. Il avait besoin du regard et de la chaude amitié de certains, mais apparemment nullement de reconnaissance sociale, ou se condamna à n'en pas recevoir. Ne regrettait-il pas sa vie artistique dans le groupe "Créer" ? Et les discussions vives sur la peinture ? De même que le milieu des peintres ? Cet isolement est un mystère. S'était-il attaché si fort à la Creuse alors que la grande partie de sa vie sentimentale et de peintre connu était à Epernay ? Lui, qui était si entouré de femmes, devint relativement solitaire à 40 ans.

Il répondit cependant à l'avance à ces interrogations en prétendant ne pas aimer les relations qui font que l'on réussit dans le métier de peintre. Il disait avoir fui "le monde du pognon" ; pour lui Picasso était un grand peintre mais "c'est un con qui ne peut se passer de fric". Il justifia ainsi la situation dans laquelle il était. D'autres raisons à cela plus profondes resteront secrètes.

L'oncle Henri se fâcha également avec lui ; Pierre détériorait sa maison en ne l'entretenant pas. Il semait du blé sur le plancher sur des journaux humides, pour le faire germer, puisqu'il était végétarien. Henri excédé par la vie gâchée de son neveu, et par l'état de sa maison, désira récupérer cette dernière. Pierre gardera des relations avec une petite cousine, Thérèse Fougerolles, pendant un certain temps, puis surtout avec un petit cousin, Michel Joussain du Rieu, prêtre, qui rentrait de mission en Afrique et fut d'abord nommé curé à Gannat. Il entretiendra avec lui des relations amicales. Michel a le meilleur souvenir de cet homme rieur.

Il le décrit ainsi à cette époque : « C'est un homme drôle, de 1,70m environ, bien bâti. Il a les yeux un peu bridés, il porte des lunettes. Son langage est particulier, il a un débit rapide avec un léger accent de la Champagne. Il n'avait pas des mains d'artiste contrairement à celles de son frère, mais courtes et trapues. Ses cheveux étaient blonds, rares. Il était presque marié avec sa moto, il la bricolait, la choyait. »

 

Du côté de son frère, les relations n'étaient pas très bonnes non plus. Les deux frères étaient très dissemblables, et la femme de Jean accrut leur opposition. Ainsi Pierre, de passage à Lyon dans les années 1945-46, se vit offrir par sa belle-soeur l'argent de son essence pour rentrer dans la Creuse. Il acheta un ours à sa nièce avec cet argent. Celle-là, excédée, rapporta l'ours au magasin, ne pouvant supporter les fantaisies de Pierre.

 

Mariage de 1950 à 1955

 

Cependant Pierre rencontra, dans la brocante de Montluçon, Gabrielle Boudaquin, une antiquaire retraitée. Elle avait 19 ans de plus que lui. Cette femme fantasque ne faisait pas son âge. Pierre l'emmena en grande jupe sur sa moto. Elle n'avait jamais été mariée, elle peignait à ses heures, laissa quelques belles toiles et écrivit des poèmes sentimentaux. Elle s'éprit de Pierre. L'inverse reste douteux, mais est-ce seulement pour survivre qu'il se maria avec elle le 5 décembre 1950 à l'âge de 56 ans, alors qu'elle en avait 75 ? Elle se maria sans contrat de mariage, preuve de son attachement. Elle avait une maison à Chambon rue des Fossés dans laquelle le couple habita. C'est ainsi que Pierre rendit à l'oncle sa maison dans un état déplorable. La famille de Gabrielle Boudaquin fut consternée par ce mariage. Pierre était certes aux abois financièrement. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus les moyens de faire encadrer sa peinture. Il faisait peu d'huiles, il peignait sur du carton, du papier peint, n'importe quoi. Ne répondait-il par ce mariage qu'à un besoin financier ? Sa femme a laissé à Jean, frère de Pierre, des lettres de plaintes extrêmes en 1953 et 1954 ; elle y reprochait à son mari de ne pas honorer sa couche, elle le blâmait pour sa brutalité, son cynisme, sa cupidité, son caractère diabolique, sa demi-folie, son dénigrement vis-à-vis de toute chose. Selon elle, Pierre se disait las de la vie et menaçait de se tuer devant elle. Ceci contraste totalement avec les témoignages que l'on a par ailleurs sur cet homme. Se vengeait-il à travers elle de quelque chose ? Identifiait-il, par exemple, sa femme à sa mère qui n'aurait eu que cinq ans de plus que sa femme si elle avait vécu ? Réglait-il tardivement ses comptes avec une mère trop autoritaire, trop dévorante par rapport à son fils aîné ? Car Gabrielle était une mère pour lui, elle décrit dans ses lettres tout ce qu'elle lui fait d'utile pour qu'il soit le mieux possible, du point de vue du ménage, de l'aménagement, de la nourriture, et elle désespère qu'il puisse être reconnaissant un jour.

"La,femme de Pierre Chartier" - 1955 - huile (99x81)
"La,femme de Pierre Chartier" - 1955 - huile (99x81)

Pierre restait très sociable avec les proches mais il ne vivait plus normalement depuis longtemps. Sans doute n'acceptait-il pas que sa femme veuille lui imposer un genre de vie qu'il avait rejeté. Gabrielle tentait de lui faire reconnaître les heures des repas, et celles où l'on se couche, elle essayait de lui faire distinguer le jour de la nuit ; cela excédait Pierre. Il voulait vivre comme il l'entendait, se lever au milieu de la journée et peindre la nuit. Il avait des rapports d'enfant capricieux et vengeur vis-à-vis d'elle. En 1954 Gabrielle parlait de se séparer de lui.

Par ailleurs Pierre ne sembla pas profiter réellement de son mariage pour valoriser sa peinture, faire des encadrements, exposer et réaliser de nombreuses huiles. Il n'eut pas, grâce à ce mariage, davantage le souci de la reconnaissance de la société sur son œuvre.

Ce mauvais ménage dura cinq ans, au terme desquels sa femme Gabrielle mourra à l'âge de 80 ans en septembre 1955. La famille accusera Pierre de l'avoir empoisonnée et contestera l'héritage en faveur de Pierre. La preuve fut rapidement faite de la fausseté de l'accusation, mais les scellés restèrent posés à l'entrée d'une pièce qui contenait tous les objets de valeur. Un procès interminable aura lieu pendant douze ans environ avec des péripéties que nous ne retracerons pas. En attendant, Pierre loua une partie de la maison et, dans l'incapacité de se défendre correctement, il assistera à la vente de la maison "à la bougie" pour payer les avocats mais y restera en tant que locataire. Ce fut de nouveau la plongée dans la pauvreté. Enfin, le minimum vieillesse de 1959 lui permettra de subsister cependant.

 

Grande pauvreté

 

Quand il était vraiment dans le besoin, de jeunes locataires lui achetaient des tubes de peinture, du papier, lui apportaient de la nourriture. Pierre acceptait mais ne se plaignait pas, il n'était apparemment pas malheureux. Son cousin venant le voir, parlera de grande misère mais de dignité. Il s'accommodait de la situation en mangeant peu et juste ce qui était nécessaire. Il théorisait même sur ce qu'une nourriture saine devait être, il se moquait des gens gros qui mangent trop. Des témoins le décrivent comme un homme gai, taquin, tendre. On insiste sur ce dernier adjectif qui le caractériserait tout particulièrement.

Il discutait de tout, et avec bienveillance, surtout avec les jeunes ; il les abordait sur la question de la mécanique des motos, sur les femmes et l'amour. Il n'a jamais été décrit comme n'étant pas sociable. Il serait vu comme un grand enfant joueur.

Depuis qu'il n'avait plus sa femme pour faire le ménage, il reproduisit le désordre qui était le sien à tel point qu'il ne fera bientôt plus entrer personne chez lui. Il refusera sa porte à son neveu, de passage, qui aurait volontiers regardé ses œuvres. Il avait honte de lui quelque part. En outre, très certainement il se sentait mal en famille. II amoncela des objets divers chez lui, passionné par la récupération. Il se réfugia auprès de sa moto, puis de sa mobylette, et il s'entoura de chats. Il aimait les chats depuis très longtemps et les peignit à plusieurs reprises.

Personne ne se doutait des toiles qui étaient dans son bazar. Sa vraie raison de vivre restait la peinture. En continuel éveil, il regardait les gens, les visages, les jardins, les toits, les arbres qui l'émouvaient, une lumière. Il se promenait avec sa mobylette en quête de sujets avec ses carnets de croquis et ses crayons. Il semblait être parvenu à écarter la souffrance de sa vie.

Dans cette période, il fit la connaissance de la famille Grand qui habitait justement rue des Fossés, et entretint avec le couple, ses filles et un beau-fils, Jean-François, une amitié qui deviendra affectueuse.

En 1975 la maison d'Epernay sera saisie et vendue. Colette Grand et ses deux frères, René et Georges, partirent pour Epernay, sur la demande de Pierre, pour débarrasser au plus vite sa maison dans laquelle il disait avoir laissé des toiles. Cela faisait plus de trente-cinq ans que des toiles étaient enfermées dans cette maison hors du regard de quiconque. Avec celles-ci, René Bourdet l'un des frères, récupéra des papiers personnels, des courriers, grâce à quoi des archives sont possibles pour la période d'Epernay.

Pierre resta encore un temps dans la maison rue des Fossés ; puis un logement dans un HLM lui fut trouvé. Une partie de sa famille dira de lui qu'il était fou. Ses derniers amis s'indignent de ce jugement ; tout au plus original mais pas fou, disent-ils, bien qu'il soit impossible de juger de l'extérieur de l'état mental d'un individu. Selon eux, il n'aurait jamais tenu de propos, ou eu d'attitudes, qui eussent pu faire croire à un dérangement mental. Par contre Pierre était, disent-ils, furieusement indépendant.

"Vue sur Chambon de la colline" - 1950 - aquarelle (34x50)
"Vue sur Chambon de la colline" - 1950 - aquarelle (34x50)

            Lorsque Pierre entra à la maison de retraite en 1979, par suite d'une opération qui lui lèguera le staphylocoque doré, il confia sa peinture à la famille Grand. Sa famille l'avait abandonné. Mais il laissa les adresses des gens à prévenir après sa mort.

Colette Grand mit des cartons de peinture dans son grenier. Elle ignorait largement ce qu'elle trouverait dans les cartons, tout comme dans les cartons d'Epernay visités bien plus tard. Très peu de choses furent encadrées et mises en valeur du vivant de Pierre.

A sa mort, début juillet 1980, il y aura peu de monde à l'enterrement. Michel Joussain, son petit cousin, dira la messe avec le curé de Chambon.

 

         Lorsque la première exposition aura lieu à Chambon en 1990, les habitants seront stupéfaits de l'importance de l'œuvre : « on ne savait pas qu'il était un vrai peintre ». Nombreux sont ceux qui apporteront des toiles de Pierre, et en exhumeront d'autres de leurs greniers, dont ils ne se souvenaient plus et qui avaient été reléguées là.

 

Anne-Marie Chartier, août 1994 (revue en 2010)

 

"Paysage creusois" - 1960 - huile (60x46)
"Paysage creusois" - 1960 - huile (60x46)

Nous avons reçu 3 portraits dessinés par Pierre Chartier (voir ci-dessous) et dont le propriétaire ignore l'identité. Ils doivent dater des environs de la seconde guerre mondiale. Si vous pouvez nous renseigner n'hésitez pas à nous contacter.