Pierre et les femmes de 1918 à 1937 (article en cours)

 

             Il nous a été enfin possible d’accéder à des courriers de femmes adressés à Pierre Chartier lorsqu’il avait de 24 à 41 ans, c'est-à-dire de 1918 à 1937.

Il s’agit d’une quarantaine de courriers de femmes, sans compter ceux que sa belle sœur (la femme de son frère Jean) et Anne Choubry lui avaient envoyés à la même époque ou un peu plus tard, et qui ont été traités à part.

Pierre avait gardé ces courriers, alors que quelques femmes avaient demandé à ce qu’ils soient détruits. Pourquoi les gardait-il alors que certains sont totalement insignifiants ? Pierre avait l’habitude de tout garder, mais en outre il était très désordonné. L’un dans l’autre ceci explique peut-être cela.

 

En premier lieu, observons que ces courriers témoignent d’une époque où à l’école on faisait de l’écriture une discipline : d’une relative homogénéité, les lettres biens faites, avec un  porte plume trempé dans l’encre,  l’écriture penchée avait la préférence. Le français de ces jeunes femmes, issues pratiquement toujours de milieux modestes, est très correct, avec une assez bonne, ou bonne, orthographe, sauf de rares lettres de très mauvaise qualité orthographique.

Ces femmes n’ont manifestement pas plus que le brevet élémentaire d’après leur genre de travail.

 Les mises en page des lettres sont quasiment identiques dans tous les cas de figure. On apprenait en effet dans ces années là à faire des courriers en primaire et dans les cours complémentaires. C’est pourquoi ceux-ci observent des règles strictes et  sont généralement bien datés.

Ces femmes sont  jeunes, parfois très jeunes. Elles sont issues du peuple. Pierre a fait des études d’ingénieur mais n’exerce pas. Ce qu’il veut, c’est peindre et dessiner. Les jeunes femmes du peuple sont facilement accessibles, naïves ; elles ont peu de défense; elles sont ravies de tomber dans ses bras. Il ne semble pas à la lecture des lettres que Pierre se conduise mal, il semble même préciser à ses amies qu’il désire seulement se consacrer à son art.

Ces femmes  vivent pour la plupart chez leurs parents, même si elles ont un travail. Elles parlent de leur père, de leur mère, de leur tante, de leurs sœurs et copines. Elles sont surveillées et rencontrent Pierre en cachette, dans les rues, souvent à Paris à proximité d’Epernay, puis chez lui à Epernay, 80 rue des Joncellins, après la mort de la mère de Pierre et Jean en 1928. Parfois elles sont mariées et font venir Pierre chez elles quand le mari est parti.

 

Pierre est bel homme, il est sympathique, c’est un dragueur né. D’après le témoignage de son frère à sa femme, il séduit toutes les femmes par son charme, et ne se prive pas de tenter sa chance y compris auprès des amies de son frère.  Il drague entre autres sur le pas de sa porte, dans la rue, dans des jardins. Il est connu dans la ville d’Epernay sur ce point, et des jeunes femmes ayant eu vent de son comportement, se permettent de lui écrire en se disant prête à le rencontrer.  D’après les lettres, c’est un homme doux et tendre. Ses conquêtes lui donnent des adresses chez des copines quand elles ne peuvent recevoir les lettres chez elles. A l’époque, le courrier permet de se donner rendez-vous du fait que  le téléphone n’est pas accessible à tout le monde.

 

La question se pose de savoir si Pierre joue au séducteur d’abord parce qu’il aime les femmes ou d’abord parce qu’il a envie de les dessiner et peindre toutes. Les deux peuvent aller ensemble. Mais sa passion dévorante va au dessin.

Certaines écrivent « Vous m’avez tellement regardée et fixée que je me permets de… ». On comprend, connaissant Pierre et les témoignages ultérieurs recueillis, qu’il fixe avec insistance les femmes pour se pénétrer de leurs visages et les dessiner ensuite, ce qu’elles ne savent pas à priori. Elles prennent son regard incisif pour une marque d’admiration et de désir, ce qui, en outre, n’était pas exclu. Ses amies deviennent autant de modèles pour lui, modèles qui lui font défaut. On a en effet dans ses œuvres des collections de visages de femmes et portraits, auxquelles il ajoute souvent des chapeaux d’époque, sans doutes leurs chapeaux. 

Lorsqu’il a des relations intimes avec elles, il leur demande de poser nues. Jusqu’en 1928, il n’a en effet pas d’atelier à lui où il puisse engager des modèles, et de plus aurait-il de quoi les payer étant donné qu’il refuse de travailler ?

L’une de  ces jeunes femmes, après avoir consenti à poser, lui demande de ne pas exposer son nu.

Les femmes parlent-elles de ses dessins ou de sa peinture ? Oui quand il leur offre leur portrait, sinon elles n’en parlent pas.  On lit deux ou trois fois l’évocation rapide d’une exposition où Pierre a laissé des oeuvres (celle de 1932, puis en 1934 au salon d’automne pour les artistes régionaux), ou d’un article dans la presse.

 

Quelle est la teneur de ces lettres ?

En général elles sont d’une grande banalité. Rêves de midinettes qui disent toutes s’ennuyer et rêvent de grand  amour. Elles évoquent leur dernière rencontre avec Pierre en frissonnant du souvenir,  s’excusent de leur maladresse, de leur jalousie stupide, demandent pardon pour leurs propos désagréables, elles attendent le prochain rendez-vous avec impatience, rendez-vous auquel il ne vient pas toujours ; elles évoquent ses lettres jugées souvent trop brèves, elles se racontent, exposent leurs problèmes de travail ou de famille, elles parlent parfois de cinéma, qui semble être la seule distraction, mais jamais de lectures.

Pour certaines, il va de soi que Pierre a d’autres amies, surtout quand elles sont mariées. L’une d’elle, Thérèe, interroge avec une pointe d’ironie, entre 1922 et 1928 : « En ce moment tu as beaucoup de petites poules ?». Aucune femme ne s’en offusque même si elles disent en souffrir. Pierre ne doit rien leur promettre.

Il semble se faire appeler à moment donné  « Marcel », lorsqu’il est maître à bord rue des Joncelins…

Une exception, les courriers avec Antoinette, de 1928 à 1937, manifestent quelque originalité. Cette jeune femme a un caractère indépendant et a de la répartie. En 1932, elle dit espérer l’épouser puis rapidement ne se fait plus d’illusion.

Pierre avoue en effet à Antoinette en 1932 avoir une liaison avec une dénommée Michelle en même temps qu’elle ; puis il lui dit l’avoir perdue, suite à son décès en janvier 1933. Il dit à Antoinette que Michelle avait été une belle femme, intellectuelle et cultivée, qui lui laissait des lettres très belles. Il lui fait part de son immense chagrin. Antoinette accepte la confidence et tombe en amitié imaginaire avec cette femme pour demeurer dans l’intimité de Pierre.

Il n’existe aucune lettre d’une femme nommée Michelle dans les documents récoltés !

Peut-on imaginer qu’il donne un pseudonyme à cette femme pour qu’elle ne soit pas découverte et qu’il s’agirait d’Anne Choubry ? Il l’a en effet fréquentée de 1928 à au moins 1933, sans  qu’il n’y ait eu jamais de relations charnelles avec elle. On sait qu’Anne, très jeune, a dû suivre ses parents quand ils ont fait faillite quelques années après 1929, et partir de la région. C’est la fin d’une grande relation ; sa famille ne voulait pas de Pierre comme gendre, d’autant qu’il avait une grande différence d’âge avec elle. Est-ce elle qu’il fait passer pour morte ?

Si Pierre a eu un grand chagrin, c’est bien pour Anne Choubry !

Il reste néanmoins liée à Antoinette.

 

Antoinette fait part, dans ses lettres, en 1934 en pleine débâcle économique,  de sa recherche de travail, après avoir perdu son emploi, dans le commerce ou les petites entreprises sur Paris. Elle désespère, car il n’y a pas de travail ou avec des salaires très bas. Elle passe en revue longuement toutes ses démarches infructueuses, sa déprime et sa fatigue. C’est un témoignage émouvant sur la crise économique.

A elle, Pierre semble parler de sa vie, discuter de choses et d’autres avec beaucoup de simplicité, parle par exemple souvent d’un complet qu’il espère trouver à sa convenance pour une exposition ou un rendez-vous, il donne aussi des conseils de santé et de comportement à son amie.

 

Plus aucune lettre après 1937 sauf de Perlette Chartier, épouse de son frère, qui écrit avec un autre style. Venue de la bourgeoisie « arrivée », convertie au catholicisme avant son mariage, mais fascinée par la personnalité de Pierre, elle lui écrit longuement au motif de le convertir à son tour, et de le convaincre que seul le mariage d’amour  lui conviendrait. Mais il y a une telle tendresse dans ses lettres que manifestement Perlette est amoureuse de Pierre.  Elle lui annonce en 1939 qu’elle aura un second fils en 1940 qui s’appellera Pascal, et qu’elle n’aura que des fils. Ce qui s’est révélé inexact. Visiblement elle ne convainct pas Pierre. Ce dernier fait son portrait et Perlette dit en attendre beaucoup par écrit. Plus tard, après une rupture avec Pierre,  elle dira que ce portrait est abominable.

 

La guerre met fin à toutes les relations de Pierre à Epernay.

On ne trouvera par la suite que les courriers de la femme qu’il épousera à son frère Jean.

 

Anne-Marie Chartier, août 2010

Nous avons reçu 3 portraits dessinés par Pierre Chartier (voir ci-dessous) et dont le propriétaire ignore l'identité. Ils doivent dater des environs de la seconde guerre mondiale. Si vous pouvez nous renseigner n'hésitez pas à nous contacter.